
Forte de ses 125 ha morcelés sur les quatre croupes de graves de Moulis, la propriété de Chasse-Spleen fait honneur à cette discrète dénomination bordelaise. Récit d’une visite.
Rosa Ferrière chasse le spleen à la Byron ou Baudelaire
L’histoire du Château Chasse-Spleen est vieille de trois siècles. Un certain Gressier, bourgeois bordelais, part à l’assaut d’une croupe de graves placée au sommet du hameau nommé Grand Poujeaux en 1720. Il y bâtit une chartreuse, et la production de vin en sera la principale activité. 100 ans plus tard, la propriété se divise entre son fils, désormais propriétaire de Poujeaux Gressier, et sa fille, épouse d’un Castaing de Poujeaux. Elle hérite des terres mais pas d’un nom. Alors, elle se souvient d’un baron britannique ventant les vins de son aïeul, nommé Lord Byron. Il exprimait sa gratitude envers la famille en disant que nul produit comme celui-ci pouvait « chasser le spleen ». Dès lors, en 1863, Rosa Ferrière, veuve de la famille Castaing Grand Poujeaux prend les rênes de la propriété. Figure importante de la région, à une époque où les droits des femmes étaient limités, Rosa fait vaillamment respecter ses principes. Elle se fait connaître outre-manche lors de l’Exposition universelle de Londres et choisit alors un nom anglicisé pour ses vins : Chasse-Spleen. Vous l’aurez imaginé, en rapport avec ce célèbre Lord Byron, mais pas que… A l’époque, Baudelaire en fait aussi l’éloge dans les Fleurs du Mal. Alors, la propriété se démarque à l’international mais aussi en France. Les prémices d’un marketing réussi.

Château Chasse-Spleen traverse les deux guerres, précédé de sa réputation
En 1912, la famille Segnitz acquiert le château à Rosa, dont les héritiers se désintéressent du bien. Ces influents négociants germaniques développent la notoriété de Chasse-Spleen au nord de l’Allemagne. Or, deux années plus tard, la guerre éclate en Europe et le château Chasse-Spleen est confisqué à l’ennemi. Néanmoins, le commerce du vin perdure et l’entité se développe dans toutes les régions germaniques. En 1920, les Lahary, riche famille landaise à la vaste propriété forestière, souhaite morceler ses biens agricoles. Ils achètent le château Chasse-Spleen aux enchères, alors propriété de l’Etat. Malgré une activité commerciale au ralenti en raison des quatre années de guerre intensives, la famille bénéficie de la notoriété internationale des vins. Elle consent d’importants investissements à la propriété et crée la première cave enterrée du Médoc en 1964. Les vins, d’une qualité constante, se distinguent dans toute la région bordelaise.

Jacques Merlaut, l’homme d’affaires aux huit châteaux
La famille Merlaut, à l’aptonyme prédestiné, investit le château Chasse-Spleen en 1976. Jacques Merlaut est un investisseur chevronné formé sur les bancs de HEC Paris. Initialement destiné aux études de droit, il se dirige dans le commerce et devient pinardier à Sète et à Paris, en compagnie de son frère. Les deux hommes développent le marché des « pinards » méditerranéens et africains dans toute la France. Alors que les vins de Bordeaux ont le vent en poupe, Jacques acquiert deux négoces de la région, Mestrezat et Ginestet. Dans la même lignée, l’homme d’affaires étend son pouvoir dans la vallée du Rhône avec La Compagnie rhodanienne, en Loire avec Joseph Verdier mais aussi en Bourgogne avec Ropiteau. Mû par l’intérêt de produire son propre vin, il acquiert Château Chasse-Spleen, Château La Gurgue et Haut-Bages Libéral à la fin des années 1970. Il poursuit son expansion en s’offrant château Ferrière en 1992, Château Citran en 1996 puis Château Gruaud-Larose en 1997, rien que ça. Le Groupe Taillan est né. Au début des années 2000, ses trois enfants et ses deux petites-filles mènent à bien la société qui créée une filiale à grand succès au Canada. En plus, la famille ajoute à son patrimoine Château Gressier Grand Poujeaux et Château de Camensac, portant le nombre de propriétés à huit. Comme un symbole, c’est en 2008 que Jacques Merlaut s’éteint en laissant derrière lui plus de 450 hectares de vignes et le plus beau portefeuille de propriétés du Médoc.

Céline Villars-Foubet, la maîtresse des lieux
L’une des nombreuses petites-filles de Jacques, Céline Villars, rejoint les rangs du Château Chasse-Spleen et du Château de Camensac à l’aube du XXIème siècle. Pourtant munie d’un vif attrait pour l’architecture, elle suit les traces de sa mère et de sa sœur en se consacrant pleinement à la propriété de Moulis. Elle convainc son mari, Jean-Pierre Foubet, de la rejoindre, au poste de directeur général. Le couple partage ses passions pour l’architecture, l’art et le vin au sein du vignoble. L’année 2023 marque le dernier investissement avec le rachat de Château Brillette. Désormais, le Château Chasse-Spleen illustre la quintessence de Moulis, implanté sur les quatre croupes de graves qui se dessinent dans l’appellation. On ne peut rêver mieux. Depuis de nombreuses années, les équipes du château Chasse-Spleen s’attèlent à la restructuration de son vignoble en arrachant les vignes les moins vigoureuses, pour prioriser la qualité plutôt que la quantité.

Le plus vaste château de Moulis
Parlons de la vigne maintenant. Le château Chasse-Spleen s’étend sur plus de 120 hectares consacrés à la production de vin rouge, pour seulement 4 de blanc. D’un côté, le cabernet sauvignon, le merlot et le petit verdot sont plantés à une grande densité de près de 10 000 pieds à l’hectare. De nombreux complants jouent un rôle de concurrence entre les ceps pour que les vignes gagnent en complexité. Certaines des vignes sont âgées de plus de 70 ans, comme celles jouxtant la bâtisse principale, plantées en 1962. De l’autre, se dressent les plants de sauvignon blanc, sémillon et muscadelle, plantés pour la plupart en 1990 (mais aussi en 2009 et en 2022) à une densité de 7 000 pieds par hectare. 25 % des ceps sont âgés de plus de 50 ans tandis que la moitié du vignoble a été replanté par sélection massale au cours des 30 dernières années. La moyenne d’âge des vignes du château Chasse-Spleen est ainsi comprise entre 20 et 50 ans.

Seule propriété plantée sur les quatre croupes de graves de l’appellation
Chasse-Spleen forme un ensemble de 220 parcelles, travaillées de manière écologique et ornées par des marais, forêts et bosquets en tout genre. La mosaïque de sols est variée, comportant des graves à la fois fines et composées de gros galets mais aussi d’argiles et de calcaires. Ces pierres proviennent du Massif central et des Pyrénées, transportées par la Garonne. Autour de Chasse Spleen, nous distinguons trois terrains que sont Granins, Grand Poujeaux et Cap de Haut. Les vignes de Chasse-Spleen reposent ainsi sur quatre croupes de graves datant d’environ 600 000 à 100 000 ans.

Une marque appréciée internationalement
De nos jours, Chasse-Spleen est inévitablement le porte étendard de l’appellation Moulis. L’activité oenotouristique du vignoble fonctionne à plein régime en proposant des nuitées en chambres d’hôtes. Chasse-Spleen s’est aussi forgé une réputation autour de son winebar et de sa galerie d’art. Le château soigne sa communication, en traduisant son nom et ses étiquettes dans plusieurs langues européennes (allemand, espagnol, italien…) et asiatiques (chinois, japonais, coréen…). Il paraît même que certains vins du Château Chasse Spleen dorment dans la cave de Buckingham Palace !

Verticale de Chasse Spleen de 2014 à 2016 :
C’est en compagnie de Céline Villard-Foubet et du directeur de production, Dominique Lafuge que nous dégustons les vins de la propriété. Depuis 2000, chaque millésime s’accompagne d’une citation choisie par Céline et son mari. Phrases que la propriétaire nous livre au début de chaque vers… verre.
- Chasse Spleen 2014 : 50 % cabernet sauvignon, 45 % merlot, 5 % petit verdot.
« Le chasseur de spleen finit par collectionner des trophées de mélancolie » – Frédéric Beigbeder, pour Chasse-Spleen
La robe grenat intense dévoile des notes de mûre, cassis, prune, épices douces et vanille. Voilà un breuvage qui se démarque par son volume et son amplitude. Nous apprécions une belle masse tannique accompagnée d’une légère acidité.
- Chasse Spleen 2015 : 50 % cabernet sauvignon, 42 % merlot, 5 % petit verdot, 3 % cabernet franc.
« L’art et le vin sont les joies supérieures de l’homme libre » – Aristote
Le vin montre une robe grenat moyennement intense dévoilant une grande complexité aromatique. Nous apprécions des notes de violette, menthe, chêne, cerise, vanille, cannelle. Un nez d’une grande élégance qui nous invite au palais. Celui-ci se distingue par davantage de fraîcheur et de minéralité. Les tanins sont parfaitement intégrés apportant une superbe structure au nectar.
- Chasse Spleen 2016 : 50 % cabernet sauvignon, 42 % merlot, 6 % petit verdot, 2 % cabernet franc
« Percevoir l’énigme sans prétendre la résoudre, la seule façon de vivre sa vie » – Ryoko Sekiguchi, pour Chasse-Spleen
Le 2016 partage une robe pourpre de moyenne intensité. Nous profitons de parfums de cerise, pruneaux, poivre, cannelle et menthe. En bouche, le liquide est dense, volumineux avec des tanins fondus.
- Chasse Spleen blanc 2023 : 50 % sémillon, 43 % sauvignon blanc, 7 % muscadelle
« Le vin est le fils du soleil et de la terre » – Paul Claudel, Connaissance de l’Est
Nous découvrons une robe or pâle aux reflets verts qui partage des arômes de pêche, ananas, melon, citron, pamplemousse et coing. L’attaque en bouche est vive et salivante. La finale tend vers des saveurs boisées prouvant une belle harmonie.

Ce qu’en pensent les guides
Les vins se montrent toujours élégants, accessibles, immédiats et gourmands.
La Revue du Vin de France – Guide 2025 – 1*/4
C’est sans doute l’un des crus les plus réputés de Moulis, que l’on imagine souvent classé étant donnée la qualité de ses vins.
Bettane & Desseauve – Guide 2020 – 2*/5
Nous remercions Céline de nous avoir si bien reçus en nous permettant de partager sa passion, et nous réjouissons de la perspective de revenir passer un moment aussi agréable que celui-ci à la propriété.