Si l’agriculture biologique est aujourd’hui en passe de devenir un mode de production référent du vignoble mondial, la biodynamie ne fait pas la même unanimité aussi bien parmi les producteurs que les consommateurs. iDealwine s’est entretenu avec un vigneron qui a témoigné, et même largement œuvré en tant que précurseur, à l’introduction des méthodes biodynamiques dans le vignoble français. Loin de vouloir imposer une vision particulière, nous souhaitions exposer le plus fidèlement possible les différentes visions des acteurs du vin, reflet d’une tendance de fond qui transforme une partie du monde du vin. Dans cette logique, nous vous proposons de plonger dans ce moment d’intimité passé avec Nicolas Joly, vigneron à la tête de la Coulée de Serrant, à Savennières.

C’est après avoir passé une belle matinée d’été au sein de ses vignes lors de notre séminaire en juillet dernier (lire notre article « Une journée dans les vignes : l’équipe iDealwine sur les bords de Loire ») que nous est venue l’idée d’exposer avec franchise son expérience et son témoignage unique de vigneron biodynamique en France, ainsi que le regard qu’il porte aujourd’hui sur la pratique. La coulée de Serrant fonctionne en synergie entre Nicolas Joly, sa fille Virginie et son fils Vincent. Les tâches sont réparties entre eux sans distinction réelle. Chacun va là où est le besoin.

Après avoir dégusté une tomate de son potager, et nous adressant un enjoué « Je ne cesserai de le répéter : il faut goûter son lieu pour le comprendre ! », l’entretien commence :

À quel moment la biodynamie vous est-elle apparue comme une évidence ?

« À vrai dire, je n’en sais rien. C’est une décision qui s’est imposée à moi et il était hors de question de faire autrement ».

La réponse de Nicolas Joly est sans appel. Il est bon de rappeler que, très jeune, ses sorties avec son frère et son père ont fait naître en lui une sensibilité sans pareil à la nature qui l’entoure. Des après-midis passés en plein air, à étudier et comprendre au mieux cette nature qui nous entoure. Encore aujourd’hui, il sait quel vent amène une espèce spécifique de canard ou quelle hauteur d’eau permet un passage d’anguille. Cette curiosité portée à l’environnement fait corps avec le vigneron depuis aussi longtemps qu’il s’en souvienne et, appliquée à ses vignes, rend la pratique de la biodynamie évidente au sein de son domaine.

« Diverses influences sont ensuite venues enrichir ma vision, surtout par le spectre du bouddhisme et de l’anthroposophie. L’important, ce n’est pas l’approche religieuse ou sectaire de ces organisations. Ce qu’il faut, c’est considérer l’ouverture aux points de vue divergents sur la perception du monde qui nous entoure et sur les énergies qui le meuvent ».

Comment se sont passés vos débuts en biodynamie ?

« Les débuts, biodynamie ou non, sont toujours compliqués pour les vignerons. Il y a la hantise de perdre sa récolte, les périodes de doute bien sûr… ».

C’est en reprenant un vignoble en déficit (défi qui ne l’a par ailleurs jamais effrayé, attiré avant tout par le lieu et sa typicité), que Nicolas Joly fait ses premiers pas dans la viticulture. Il reconnaît que la biodynamie requiert cependant un travail plus important à abattre. La présence animale ou le refus de la monoculture, par exemple, sont des éléments cruciaux et très enrichissants, mais ils apportent leur lot d’efforts journaliers supplémentaires. 

Il se souvient également avoir été sujet aux moqueries et quolibets de ses pairs lors de ses premières années. Moqueries causées par sa position contradictoire face à une industrie du vin très mécanisée, dynamisée par l’œnologie « pointilleuse mais, à mon sens, envahissante. Elle donne certes des vins irréprochables, mais je trouve qu’ils manquent de charme. Je suis convaincu que l’intuition a toute sa place, et même une certaine beauté, dans certaines décisions agricoles ».

Et il n’est pas le seul à le penser, même à l’époque. Si localement, la tendance ne prend pas racine partout, elle trouve une profonde résonance dans d’autres milieux, par-delà même les frontières géographiques. Certains noms lui reviennent en tête, comme François Boucher, alors consultant au château La Grave, ou encore Xavier Florin. Un peu plus tard, une toile se tisse entre viticulteurs défendant les pratiques biodynamiques. Jean-Pierre Frick en Alsace, par exemple, ou Stefano Belloti en Italie et Anne-Claude Leflaive en Bourgogne. Ensemble, ils nourrissent un réseau informel important, échangeant idées et débats autour d’une vision commune.

« Les commencements ont été durs, mais la difficulté n’a pas été plus grande que la conviction d’être dans la bonne direction. Je n’ai jamais remis en question ce choix. »

Quels ont été les premiers résultats significatifs, les résultats concrets constatés lors de votre adoption de la biodynamie ?

« À mes débuts, j’ai suivi les préceptes de ma formation américaine qui préconisait, bien sûr, l’usage de désherbant, vantant les économies de temps et d’efforts pour les employés. Les résultats ? Flagrants. Sol qui change de couleur, maturités irrégulières sur la grappe, et j’en passe. Autant vous dire que j’ai aussi vite abandonné l’utilisation de ces produits. 

Puis j’ai intégré la biodynamie au sein de mon domaine. Bien sûr, les signes ont été beaucoup plus subtils, c’est une belle fantaisie de croire que c’est un changement de décor complet et immédiat qui s’opère sous vos yeux, comme par magie. Mais armez-vous de patience et d’observation : la nature vous livre toutes les preuves nécessaires, éclatante, sans timidité. Un retour de la vie animale, aussi bien entomique que mammalienne, des sols plus foncés traduisant une activité microbienne plus saine…  Et la biodynamie, comme la viticulture, est mobile, vivante. Celle que j’ai pratiqué à mes débuts était assez méthodique. Puis avec le temps et l’expérience vient une approche plus libre, plus ressentie que réfléchie. »

Sentez-vous une différence de sensibilité face à ces pratiques aujourd’hui ?

« Il y a clairement un changement de mentalités parmi les jeunes générations. On souligne les abus du passé, qui perdurent peut-être encore, pour s’en séparer. On veut trouver des solutions pour les réparer. Le bio est aujourd’hui largement adopté, c’est déjà une belle victoire. La biodynamie apporte une dimension plus profonde, mais elle est plus discutée, car elle ouvre le débat sur tout un système d’assistance [chimie, industrialisation] qui génère d’importantes ressources financières. »

Nicolas Joly admet cependant que les discussions s’ouvrent, et que de plus en plus de débats s’articulent autour de ces sujets. En revanche, cette ouverture apporte avec elle son lot de dérives. Certaines expériences de biodynamie sont forcées sur des terrains qui ont subi des décennies de traitement chimique, sans transition ni revitalisation. La contradiction parle d’elle-même.

« Cela dit, aujourd’hui la biodynamie se crédibilise. Des gens plus connus portent leur intérêt vers ces pratiques et viennent explorer les domaines et les techniques employées. C’est un bon signe. L’agriculture revient peu à peu au rang d’art, une conception que je trouve tout à fait juste. »

Quelles sont vos craintes principales pour les années à venir ? Et vos espoirs ?

« Je crains qu’aujourd’hui on appose une vision, bien que pleine de bonne volonté, trop mécanique de son terroir. Les pratiques agricoles suivent un raisonnement presque mathématique. Je pense que c’est une vision trop étriquée, elle ne permet pas de saisir en globalité l’essence même du vivant. »

L’autre risque que souligne le vigneron, c’est de faire de la biodynamie une simple mode, une porte d’accès à de nouveaux marchés. Mais l’optimisme est de mise.

« Cela reste malgré tout un début pour dévoiler de nouveaux horizons. J’aime souvent faire cette comparaison : un musicien qui joue d’un instrument mal accordé, ça s’entend assez facilement. Il ne tient qu’à lui de jouer mieux en apprenant à l’accorder. Cet apprentissage se fera peu à peu. »

Nicolas Joly nourrit de grands espoirs pour la jeune génération qui advient. Même si le contexte financier actuel pourrait décourager une projection qui, selon lui, était plus simple à son époque, il salue le retour au besoin de sens qui se développe parmi les individus. Cette mouvance philosophique s’applique également au monde vinicole, et à la façon dont on déguste les vins.

« À l’époque, on cherchait des vins irréprochables. Aujourd’hui on cherche davantage un ressenti, une émotion : les jeunes générations veulent vivre un vin. L’industrie doit encore prendre du temps pour le comprendre mais le marché subit une mutation profonde portée par des vignerons de talent comme le domaine Zusslin en Alsace, ou encore Cyril Fhal dans le Roussillon. »  Le groupe « Renaissance des Appellations » en compte de nombreux, et donne au consommateur le libre choix de son vin et des forces qui s’activent derrière l’étiquette.

« L’avenir ne sera pas tout rose, mais les compréhensions évoluent. La biodynamie et la nature profonde de l’environnement sont un tout, et de plus en plus de gens s’y intéressent. L’objectif n’est pas de nourrir une lutte, mais une compréhension des différentes façons dont on peut exprimer les richesses offertes par la terre.  À la fin, c’est celui qui goûte qui décide. »

Un mot pour finir : quel est le plus important dans la biodynamie selon vous ?

« Le plus important, c’est la démarche journalière que vous faites pour comprendre votre lieu, votre environnement, des fleurs aux arbres, du sol aux vignes. Je soutiendrai toujours que le vin ne doit pas tomber dans le piège de l’automatisme. La viniculture, comme l’existence humaine, n’est jamais une ligne droite. C’est une succession de virages. Ce qui compte, c’est de savoir les négocier. »

Propos recueillis par iDealwine le 29 août 2023. 

Laisser un commentaire