Il y a quelques mois, nous initions une nouvelle collaboration avec l’excellent domaine sicilien Frank Cornelissen. Les vins nous ont paru tellement exceptionnels qu’on a voulu en savoir un peu plus sur ce domaine et sur le vigneron. Entretien avec Frank Cornelissen.
Vous vous souvenez, il y a quelques mois nous vous parlions dans cet article « Et Frank Cornelissen dompta le volcan de l’Etna« , de notre énorme coup de coeur pour le domaine Frank Cornelissen ? Nous avons eu la chance de pouvoir échanger avec lui récemment sur son histoire avec le vin et surtout sa philosophie de travail.
Comment avez-vous débuté votre carrière dans le vin et comment vous-êtes-vous formé ?
Je ne suis pas formé techniquement, je suis d’abord un passionné de vin, c’est ça qui m’a guidé. Pour moi le vin est un produit fortement lié à la spiritualité et bien sûr aux terroirs (surtout pour le vieux monde). Lorsqu’on déguste un vin, on doit ressentir les racines, la provenance. Bien sûr on peut ne pas partager cette idée, mais en tout cas c’est ma conception du vin. Pour moi le vin c’est d’abord le terroir, ensuite l’homme et enfin la technique.
Donc je n’ai pas appris le vin justement à cause de cette spécificité des terroirs : ce qu’on apprend dans un certain lieu à travers un certain vigneron est tout à fait relatif. A un autre droit et sous un autre climat, on produit des vins différemment et donc tout ce qu’on a appris est bon à jeter ! La seule chose qu’on peut apprendre c’est les côtés pratique de la gestion d’un domaine viticole : combien de produire pour être rentable, comment organiser une cave, une équipe… Et puis si on veut apprendre comment faire du vin ailleurs, c’est aussi qu’on n’a pas d’idée, pas de vision personnelle du vin…
Pourquoi avoir choisi l’Etna, à une époque où ce terroir était encore méconnu ?
Parce que c’est un grand terroir ! Il y a la géologie, le climat, le cépage et c’est l’ensemble qui forme le terroir. Les grands terroirs forgent des vins uniques. Mais il existe très peu de grands terroirs dans le monde. Il faut déjà un climat qui s’adapte à la viticulture bien sûr et qui ne soit pas trop humide, ce qui élimine déjà les ¾ du monde. Ensuite, les grands terroirs sont ceux qui peuvent produire des vins dotés d’une grande personnalité, qui offrent de la finesse et de la profondeur, et là on parle peut-être de seulement 1% des zones viticoles du monde. Dans ce sens, l’Etna n’existait pas à l’époque. Moi je n’aime pas me fixer sur ce qui a déjà été fait. Les grands Bordeaux on les reconnaît, en Bourgogne aussi, les moines ont fait un travail minutieux pendant des siècles pour délimiter les crus et cette classification a une vraie valeur : les grands crus ont vraiment une finesse et une personnalité supérieure. La Bourgogne est vraiment un exemple en la matière.
Sur l’etna il y avait déjà un système de classification des lieux dits, qui portaient un nom spécifique parce que la vigne y exprimait un certain style et un certain goût. Quand je suis arrivé, je ne le savais pas, c’est les gens d’ici qui me l’ont appris en 1999. Ça ça m’a fait réfléchir et j’ai commencé à déguster et comparer dans les chais des producteurs de vin locaux qui faisaient leur vin maison. Ils appliquaient tous la même technique, mais les vins étaient quand même très différents selon le terroir. Ces dégustations m’ont donné beaucoup d’infos sur la qualité des raisins dans ces différents endroits. L’Etna avait donc tous les ingrédients, le potentiel pour faire des grands vins (climat, cépage adapté, géologie spéciale). Après 5-10 ans, ça s’est vraiment confirmé, surtout dans la vallée Nord pour les vins rouges. C’est un peu comme la Côte de Nuits, des vins qui se goutent complétement différemment par rapport au reste du vignoble alentour.
Quelles sont les difficultés à travailler un terroir en altitude et si pentu ?
C’est une question qu’on me pose souvent, mais en réalité, ce n’est pas vraiment difficile. Ma vigne la plus élevée se situe à 1000m, soit le tiers le plus bas de l’Etna. Ça demande surtout des outils un peu différents, mais c’est une viticulture comme une autre. Nous nous avons de gros problèmes de casse de matériel à cause des cailloux, ce qui nécessite de choisir du matériel plus solide et donc plus couteux, c’est un investissement assez élevé mais sinon ça va.
Le plus gros problème que nous ayons est plutôt le risque de sécheresse : le sol capte très peu d’eau. Les choses sont donc assez délicates pour les jeunes vignes que nous plantons. Mais ensuite, une fois que la vigne plonge profondément ses racines, elle a la force pour supporter la sécheresse estivale et si on la traite bien elle peut tenir 100 ans.
Comment travaillez vous dans la vigne ?
Je suis en bio. Je ne laboure plus trop mes sols, concept assez réfléchi mais dur à appliquer. Dans les parcelles plus en cotes on peut le faire, avec risque que les herbes se mettent à dominer le végétal subtil. Plus facile de ne pas labourer les sols dans des climats plus équilibrés, avec plus d’eau.
Aujourd’hui on vit une époque favorable pour le bio, c’est vraiment encourageant, les gens y sont de plus en plus sensibles, le monde y est devenu plus sensible. Pour autant, on continue de mettre du cuivre dans les sols et on parle pas mal, c’est un sujet important, on aimerait ne plus en mettre du tout. C’est une période de grande sensibilité et de recherche active sur tous ces sujets.
Vous intéressez-vous aux pratiques biodynamiques ?
Je ne fais pas de biodynamie sur mon domaine et je ne veux pas le faire. Pourtant j’adore la sensibilité de la biodynamie et particulièrement celle du calendrier lunaire de Maria Thun que j’essaie d’appliquer en cave, mais dans les vignes on ne peut pas le faire avec un vignoble de 10 hectares. On a souvent deux jours et demi pour tout traiter donc ce n’est pas possible. J’ai essayé mais j’ai dû arrêter. Des domaines comme Leroy ou Leflaive, oui, ils ont le personnel et le matériel pour le faire, pour d’autres domaines, j’ai des doutes. Nous on manquerait de tracteur pour le faire par exemple. Pour faire de la vraie biodynamie, c’est dur et ça coûte beaucoup d’argent. On pourrait y arriver, mais au-delà de ces considérations pratiques, ce n’est pas une volonté de ma part. Pour moi, avec la biodynamie, l’homme cherche à trop intervenir et modifier le cours naturel des choses et des équilibres, c’est un peu se prendre pour dieu. Les traitements biodynamiques cherchent par exemple à modifier le parcours cosmique et énergétique de la vigne, à accélérer son métabolisme… L’homme intervient directement dans l’âme de la vigne ; c’est difficile à accepter pour moi, je ne suis pas le créateur.
Pour autant, je réfléchis beaucoup à ces questions, mais si on n’a pas la sensibilité de Nicolas Joly par exemple on peut même faire des dégâts sur les vignes en utilisant trop de concentrations. J’ai justement fait cette bêtise en 2002 et j’ai perdu des feuilles. Et c’est après que j’ai réfléchis à tout cela et que j’ai commencé à remettre en question la légitimité de la biodynamie : au nom de quoi je voudrais changer le cours d’une année ? Cela reviendrait à faire des vins « cosmiquement modifié » par mes soins. Sur le principe, il n’y a pas de différence entre modifier chimiquement et
Pourquoi utilisez-vous la technique du pied de cuve ?
C’est une technique que j’ai appris en France, ça permet d’encadrer, de ne pas faire de vins déviants. Ça sert pour avoir les bonnes levures de l’année, on commence avec 20-30 kg et si ça dérape on le jette et on recommence ; c’est un moyen très artisanal de faire du vin, on choisit attentivement les raisins qui vont servir pour le pied de cuve… C’est un processus lent qui se développe puis prend de la vitesse.
Comment expliquez-vous l’engouement si fort pour vos vins ces dernières années ?
Je pense que le succès vient de différents aspects : d’abord on vit dans un monde petit mais très lié (ex du covid qui a chamboulé le monde), nous sommes une race sociale, on échange, on se touche, c’est l’essence de notre existence. Quand on a du succès, c’est lié au fait que les gens trouvent une certaine sincérité dans la démarche. Mais si on vend dans le monde entier, il faut déjà avoir assez de produits pour vendre partout, mais pas non plus trop pour que ça ne prenne pas trop d’énergie de les vendre. Moi j’ai commencé avec 1000 bouteilles et aujourd’hui j’en fais 140 000. Mais je continue à faire toutes les factures moi-même et je connais très bien mes clients, j’adore garder le contact. Si quelqu’un le faisait à ma place, mon domaine changerait d’énergie. J’aime ces deux aspects : le travail physique, le travail en cave, mais aussi faire les factures moi-même. Et je pense que les gens sont sensibles à ça. Enfin, je suis surtout un passionné de vin et je chercher en permanence à améliorer mes vins. Des fois je me retourne au chai à 3h du matin parce que j’ai eu une idée ! Et un artisan qui est vraiment passionné par son métier, ça se sent. Je ne suis pas parfait et je fais des erreurs, mais nos clients ont justement des affinités avec la spiritualité du domaine et comprennent tout à fait quand un vin peut être imparfait.