La personnalité singulière de Joséphine d’Yquem a intéressé Christel de Lassus, professeure de l’histoire du luxe, qui s’est penchée sur les archives familiales pour relater dans un ouvrage le destin exceptionnel de celle que l’on surnommera « la dame d’Yquem ».
Certains mots, certains noms portent en eux une puissance évocatrice particulière. Yquem est de ceux-là. Aux origines de cette légende qui s’est progressivement bâtie au fil des siècles, une femme, Joséphine. A première vue, l’histoire aurait pu ne retenir qu’un épisode, celui d’une héritière, fille de Laurent de Sauvage, Seigneur d’Yquem, de Sédats, de Potensac et de Saint-Cricq. Une jeune fille comblée par la naissance, qui aurait ensuite apporté une demeure viticole prometteuse dans sa corbeille de mariage, lorsqu’elle épousa un voisin, Louis-Amédée de Lur-Saluces. La réalité est bien différente. Françoise-Joséphine est issue d’une famille entreprenante. Son père n’a eu de cesse de consolider sa présence à Sauternes en constituant un vaste domaine autour de son vignoble, un moyen de conforter également sa position sociale. Cet homme visionnaire et éminemment moderne a très tôt entrepris d’initier sa fille aux réalités des affaires. Bien lui en a pris, car Joséphine, après une enfance heureuse parmi les vignes de la propriété, va se retrouver orpheline avant même d’avoir atteint l’âge de 17 ans. Une épreuve qui en précédera beaucoup d’autres… Veuve à 24 ans, elle va affronter bien des vicissitudes, tant familiales que professionnelles. Joséphine d’Yquem de Lur-Saluces devra non seulement s’affirmer à la tête du domaine d’Yquem – défi qu’elle relèvera avec énergie et panache, bien préparée par son père – mais aussi affronter les chapitres les plus sombres de la Révolution et de la Terreur. Elle montrera alors, ainsi que l’auteur nous le relate, un courage et même un esprit combattif hors normes. Plusieurs membres proches de sa famille sont partis en exil défendre l’armée royale, ce qui vaudra à son beau-père, resté en France, d’être arrêté pour soupçon de complicité. Sans hésiter, Joséphine entreprend de le défendre ! Claude-Henry Hercule de Lur-Saluces sera pourtant guillotiné, tandis que Joséphine est elle-même arrêtée et emprisonnée avec sa belle-sœur. Rien ne semble pouvoir abattre Joséphine. Elle n’hésite pas à prendre la plume – et Dieu que la sienne est vive – pour défendre sa position et exiger, supplier même, sa libération. Une requête qui aboutira !
Déjà veuve, Joséphine connaît dans sa vie familiale de nombreuses épreuves. Elle perd sa fille Marie-Louise encore enfant, puis, quelques années plus tard, son seul fils Antoine, veuf également et déjà père de deux enfants. Elle élèvera ces derniers ainsi qu’elle-même l’a été, en les préparant à leurs futures responsabilités. Jusqu’au bout de sa longue vie, elle n’aura de cesse de conforter l’assise et l’aura d’Yquem, passion de sa vie, et de préparer sa succession à la tête d’une propriété devenue, grâce à elle, une icône reconnue dans le monde entier.
Une passion visionnaire
Joséphine d’Yquem a finalement dédié toute son existence au développement de son domaine, avec l’appui de son fidèle régisseur Jean Garros, auquel son fils succédera. Sa passion et son talent sont ainsi à l’origine de bien des innovations qui ont contribué à hisser les vins de Sauternes à leur plus haut niveau. C’est elle qui a percé les secrets du botrytis cinerea. Ce champignon s’épanouit dans les brumes automnales développées par le Ciron, rivière qui borde le vignoble. Il atteint les grappes et leur permet de développer des arômes particuliers qui octroient au vin son caractère exceptionnel. Mais ce – et Joséphine l’a bien identifié – à condition d’être récoltés à part, et non pas mélangés avec d’autres grains atteints d’une pourriture dévastatrice. C’est donc elle qui établit un programme de vendanges par tries successives, pour ne récolter que les meilleurs grains, au bon moment. C’est elle encore qui lance la vente en bouteille et qui veille avec le plus grand soin à leur étiquetage, jusqu’à en suivre et choisir une calligraphie et des mentions qui perdurent aujourd’hui (la propriété, par dérogation, réserve certaines mentions à la seule contre-étiquette).
Soigneusement documenté, cet ouvrage est le fruit de recherches minutieuses qui ont été rendues possibles par la conservation des archives familiales au fil des siècles, archives qui, apprendra-t-on à la fin, ont été expurgées de tout ce qui relève de l’intimité de Joséphine d’Yquem, à sa demande expresse. La grande dame d’Yquem avait-elle pressenti que son destin serait un jour mis en lumière ? Elle avait tout prévu, y compris l’idée de maîtriser son image… La vie de Joséphine d’Yquem qui a traversé plusieurs régimes offre un panorama passionnant de la vie politique durant ces époques agitées. On y trouve aussi plusieurs pistes d’explication concernant l’étymologie mystérieuse du nom d’Yquem. L’une d’elle établit le lien avec un « oued » proche de Rabat, nommé Yquem, qui signifierait « colline heureuse ». Un nom qui remonterait à l’occupation sarrasine.
Ultime coup du sort, Joséphine meurt en 1851, sans avoir pu savourer l’annonce du classement établi en 1855 à la demande de Napoléon III. L’empereur souhaitait en effet mettre en valeur l’excellence des produits français dans le cadre de la l’exposition universelle organisée à Paris cette même année. Etabli par la Chambre de commerce de Bordeaux, au travers de ses courtier, le classement octroie à Yquem, et à Yquem seul, le rang de « Premier cru supérieur de Sauternes ».
Cet ouvrage qui se lit comme un roman rend donc hommage à une femme d’une modernité, d’un courage et d’une vision créatrice tout simplement extraordinaires. Joséphine peut reposer en paix, son œuvre, le Château d’Yquem, a définitivement trouvé sa place au panthéon des grands vins.
Joséphine d’Yquem – A l’origine d’un vin de légende, par Christel de Lassus
Flammarion – 23,90€
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