De nombreux nuages viennent assombrir le ciel quand on parle du marché du vin : baisse de la consommation, arrachage de vignes, éclosion d’une offre de vins sans alcool… Qu’en est-il vraiment et comment se dessine l’avenir pour le monde du vin ? Dans une perspective patrimoniale, Thierry Desseauve et Angélique de Lencquesaing étaient les invités de Lorraine Goumot il y a quelques jours sur l’antenne de BFM, dans l’émission Tout pour investir.
Le lien entre vin et patrimoine est régulièrement présent dans notre émission. Le vin en tant qu’investissement, un placement pas vraiment classique, et à propos duquel des questions se posent, à la faveur des habitudes de consommation qui évoluent. Les évolutions du mode de vie s’accélèrent, et nous amènent à nous poser la question de l’avenir du marché du vin, du profil du consommateur de demain. Quels impacts peuvent-ils avoir sur ce type de placement ?
Aux côtés d’Angélique, régulièrement présente à l’antenne de l’émission, le célèbre critique de vin Thierry Desseauve est venu apporter son éclairage. Dirigeant de la société Bettane+Desseauve, créée avec son complice Michel Bettane en 2005, Thierry exerce une double activité de co-auteur du fameux guide Bettane+Desseauve et d’organisateur de salons de vin. Une interview à deux voix, donc.
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Boit-on vraiment moins de vin qu’avant ? Le phénomène est-il spécifiquement français ?
Déjà, on peut se réjouir de constater qu’aujourd’hui, on boit du vin dans 180 pays du monde. On peut se réjouir aussi de l’aura dont bénéficient les vins français, aura qu’ils partagent avec la production d’autres pays, certes, mais où la France occupe une place de choix.
S’agissant de la consommation, nous pourrons en parler, mais ce sont surtout les occasions de dégustation qui ont évolué. Fini le « vin quotidien », bu à chaque repas. Les pays qui avaient ancré cette habitude dans leurs repas, comme la France et l’Italie, ont vu leur consommation par habitant chuter drastiquement : -70% en France depuis 1960, et si l’on considère les 20 dernières années, -28%. Pour l’Italie, la baisse s’établit à -26%. L’Allemagne voit également sa consommation régresser légèrement par tête (22,5L/habitant).
C’est ainsi qu’en proportion de la population, le consommateur régulier de vin a diminué : en 1980, la France comptait 51% de consommateurs réguliers. En 2022, la proportion est seulement de 11%.
Quid de la consommation « plaisir », plus occasionnelle ? Le vin s’est installé dans les habitudes de dégustation plus occasionnelles, aux Etats-Unis par exemple, 1er pays consommateur de vin, qui a connu une hausse de 40% entre 2003 et 2023, et, par habitant, +20% depuis 20 ans. Mais attention, la consommation est « seulement » de 10L/habitant et par an.
Dans les pays « néo-consommateurs » comme en Asie, la situation est encore différente car c’est une frange infime de la population qui est concernée, avec des variations parfois hiératiques qui ont leurs causes spécifiques au contexte local.
La Chine boit moins d’un litre par habitant de plus de 15 ans. Au début des années 2010, sa production et sa consommation ont connu un pic, qui s’est atténué depuis, mais pas nécessairement pour les mêmes raisons qu’en Occident (le contexte économique et politique domine). A Hong Kong, la consommation est de 4-5L/hb et à Singapour, de3L/hb.
Dans ces pays, cette frange d’amateurs, certes restreinte, est absolument fascinée par les grands vins – notamment français – et développe une connaissance extraordinairement fine des grands terroirs viticoles. Il s’agit là d’une quête, qui joue sur des ressorts singuliers – posséder ce que le voisin n’a pas, vivre une expérience unique – et qui crée un marché très dynamique. On parle de la Chine, mais aussi de Singapour, de la Corée du Sud, du Vietnam… les perspectives sont extrêmement favorables.
Le consommateur de vin « type » a-t-il vieilli ?
S’agissant de l’âge des amateurs, les consommateurs réguliers ont, d’une manière générale, plus de 55 ans. Nous n’avons pas cette perception du vieillissement des amateurs chez iDealwine. L’âge moyen a même diminué de deux ans en 2023, pour s’établir à 46 ans. L’affluence des jeunes est importante dans nos évènements de dégustation. Je parle de la France, mais à l’étranger c’est encore plus frappant, en Asie tout particulièrement, mais également aux Etats-Unis, où la représentation des jeunes CSP+ tend à dépasser les seniors dans la catégorie des buveurs réguliers.
Quelles sont les grandes tendances qui se dessinent, notamment chez les jeunes : allons-nous vers plus de consommation de vins blancs ?
Les vins rouges subissent effectivement une inflexion, même s’ils demeurent majoritaires, car il faut savoir que le vin rouge reste la couleur privilégiée des consommateurs réguliers. La baisse de la consommation de viande rouge, l’émergence de comportements flexitariens contribuent au succès des vins blancs. Le vin blanc est en 2024 la couleur préférée des amateurs, aux dires des répondants de l’étude SoWine 2024, qui plébiscitent le chardonnay. En revanche, dans les ventes aux enchères d’iDealwine, ce n’est pas encore flagrant : 73% des flacons adjugés sont des vins rouges. Les amateurs viennent chercher les grands vins de garde, de gastronomie.
Quid de la bière ?
La bière ? Après avoir surpassé le vin en 2023 parmi les boissons alcoolisées préférées des Français, le vin est repassé en première position en 2024, devant la bière et les cocktails (enquête SoWine), 60% des interrogés citent le vin parmi leurs boissons privilégiées, contre 58% pour la bière (source : Baromètre Sowine 2024). Toutefois, chez les jeunes, c’est vrai, la bière tient la corde. C’est la boisson n°1 des 18-25 ans (52% des répondants à l’enquête citent cette boisson parmi leurs préférées). Il faut dire que le vin de comptoir, dans un bar, est rarement de grande qualité. Une bière sera plus prévisible pour un néophyte.
A noter qu’en Asie, la bière reste la boisson alcoolisée n°1, le vin arrive en deuxième position (à Hong Kong et Singapour), et même en troisième après les spiritueux en Chine continentale.
Plus de vins sans alcool, de cocktails ? Plus d’abstinents ? Et le vrai vin dans tout ça ?
Des amateurs comme nous ont du mal avec ce segment. Il y a pour nous un biais, terrible, du ressort des neurosciences. Quand une boisson sans alcool reprend tous les codes d’une bouteille de vin, ou d’un effervescent, le cerveau nous envoie des informations, des attentes que nous ne retrouvons pas dans les boissons sans alcool. En termes de texture tout particulièrement, de longueur en bouche, ces boissons n’égalent pas le ressenti que nous expérimentons avec un vin. Mais pour un néophyte, une personne qui ne connait pas le vin, la perception est bien évidemment différente, il n’a pas ce filtre.
Pour autant, un cinquième seulement des répondants à l’étude menée pour le salon Vinexpo, au début de l’année 2024, ont déjà testé le vin sans alcool. La majorité de ceux qui ont goûté du vin sans alcool n’ont pas réitéré l’expérience.
La part des non-consommateurs d’alcool reste stable, à 15%, et 28% de ceux-ci indiquent avoir testé les boissons no/low alcool. Not ons tout de même que cette proportion est beaucoup plus élevée chez les plus jeunes (42%). Les femmes sont majoritaires.
En Asie, le no-low est une tendance, mais pas vraiment dans le haut de gamme. Aux Etats-Unis, les jeunes sont ceux qui portent la croissance du segment (surtout pour les bières sans alcool) car ce sont eux qui sortent le plus, et qui sont peut-être plus ouverts à tenter de nouvelles expériences.
Pour autant, il ne faut pas négliger le facteur environnemental. Alors que les jeunes veulent aujourd’hui donner plus de sens à leur vie, à leur travail, leur mode de consommation est impacté aussi. Pour le vin, c’est un atout. Tout particulièrement en France, où le vin est un produit culturel, partie intégrante de notre histoire. Mais pas n’importe quel vin bien sûr. C’est la question de la transmission qui est posée, l’apprentissage du vin est nécessaire, l’apprécier n’est pas spontané.
Voyez-vous l’émergence de nouveaux « moments » de consommation ?
Le vin reste un produit de convivialité, d’échange et de partage. Il ne s’agit pas là d’un vain mot ni une expression creuse. Le repas gastronomique français, classé au Patrimoine immatériel, est un socle de la culture hexagonale. Mais force est de constater que ces grands repas familiaux ne sont plus aussi réguliers. S’agissant du vin, qui n’est pas à un produit que l’on aime spontanément, il faut y voir le signe d’une transmission inter-générationnelle qui ne s’effectue plus de la même manière, les jeunes viennent au vin par d’autres moyens, d’autres prescripteurs que le cercle familial.
Pour certaines catégories de consommateurs, le repas familial traditionnel symbolise un temps passé, auquel ils ont tourné le dos. Des formats plus informels, apéritifs dînatoires, after-work, etc se développent. Le succès des bars à vin en atteste également. Le vin y a toute sa place. Avec cette évolution, l’envie de vins moins statutaires, moins « intimidants » se développe.
Les beaux vins continuent à procurer de grandes émotions. Ce n’est pas un hasard si des sportifs de renom célèbrent leurs médailles, ou leurs victoires avec leur équipe autour de belles bouteilles. Ils n’en font pas mystère, on peut citer Stephen Curry et Lebron James (basketteurs stars / NBA), les tennismen, férus de vin (Amélie Mauresmo, Yannick Noah), et beaucoup d’autres, plus discrets mais néanmoins passionnés.
Est-ce toujours une bonne idée de considérer le vin comme un produit patrimonial, et de constituer une cave dans cette perspective ?
Combien de produits suscitent un intérêt mondial, à l’instar du vin ? Combien de produits de collection bénéficient d’une telle longévité, restent « vivants » aussi longtemps ? Les caractéristiques des grands vins sont uniques. Sachant que les grands vins bénéficient d’une rareté qui croît avec le temps, le vin conserve tout son attrait dans le cadre d’une démarche patrimoniale. Pour autant, il est nécessaire de bien cerner les tendances pour effectuer les bons choix, car, on l’a vu, les goûts des amateurs ont considérablement évolué ces dernières années.
Vous voulez parler de Bordeaux ? Du Bordeaux bashing ?
Bordeaux restait la première région vendue en volume en 2023 sur iDealwine, en dépit d’un recul régulier au profit des autres vignobles. Ce repli va-t-il se poursuivre, s’accélérer ? Il faut bien considérer le type de vins que les amateurs viennent rechercher aux enchères. Des vins à maturité, difficiles à trouver dans les circuits traditionnels. Et là, les grandes régions que sont Bordeaux, la Bourgogne, la vallée du Rhône, avec des vins aptes à affronter une longue période de conservation, conservent tout leur attrait. Elles ne sont pas les seules, certes, mais elles bénéficient d’une notoriété mondiale. Ce qui, au-delà d’un cercle d’initiés, n’est pas encore le cas d’autres vignobles tels que la Loire, le Languedoc ou l’Alsace. Même si nous y travaillons ! D’ailleurs, les amateurs sont de plus en plus nombreux à élargir le cercle de leurs découvertes, et à s’ouvrir à d’autres régions que le traditionnel trio.
Les vins naturels constituent l’une des portes d’entrée au vin ?
Par le rejet des vins classiques, conventionnels, du « vin des parents », et pour les raisons indiquées précédemment sur le mode de découverte du vin, une frange consommateurs, souvent parmi les plus jeunes, est encline à se tourner vers les vins nature. La conscience environnementale aussi peut amener certains à se tourner vers des produits considérés comme plus naturels, créés avec le minimum d’intervention, sans ajout, sans intrant … en lien, donc, avec les aspirations pour une viticulture plus saine, plus durable.
Le vin naturel est une façon de contourner ce carcan de l’éducation, du lien avec un certain milieu social ou avec une organisation familiale, patriarcale. Pourquoi pas, en fait ?
Certains amateurs, grands amateurs parfois, ont découvert le vin naturel « sur le tard », et ne reviendront pas. Il s’agit là d’une minorité mais nous en connaissons.
Ces vins sont-ils éligibles à l’investissement ?
Beaucoup de précautions sont nécessaires. Sans adjonction de soufre à différentes étapes de la vinification, la conservation est plus aléatoire. Les vins doivent donc être exempts de défauts, produits dans des conditions sanitaires irréprochables pour franchir les années sans perdre leurs qualités et se dénaturer. De grands vins nature font la Une des enchères depuis quelques années, dans des régions classiques pour certains mais plus éloignées pour d’autres (l’Auvergne, le Jura-Savoie, la Sicile, …) donc oui, c’est une catégorie à considérer, mais avec précaution, et sans doute avec encore plus de discernement que pour les grandes signatures classiques, qui ont fait leurs preuves depuis des décennies et qui constituent, pour filer la métaphore avec les placements financiers, des valeurs « père de famille ».
Les portes d’entrée vers le vin restent nombreuses, on le voit, entre grands noms classiques disposant d’une aura établie, et des vins plus expérientiels, adaptés aux nouveaux styles de consommation. Une mosaïque de boissons qui ont en commun de continuer à faire rêver les amateurs du monde entier.