Primeurs 2010 : comment les journalistes préparent leur verdict

© Guy Charneau

Chaque année depuis 1973, les vins du Bordelais sont goûtés en primeurs par les professionnels, négociants, courtiers, acheteurs de tous poils. Les prix des vins s’établissent en fonction de leurs avis. Depuis une quinzaine d’années, les journalistes se rendent eux aussi à cette semaine des primeurs et les plus grands dégustateurs (je fais 1,69 m quand même) du monde entier affluent pour noter les vins à peine nés. Leur avis est de plus en plus crucial, notamment celui des critiques américains qui font et défont la réputation d’un vin – et surtout sa cote. Pierre Lurton (Yquem, Cheval Blanc) l’avouait cette année, on dira ce qu’on voudra, mais “au bout du compte, c’est la note de Robert Parker qui l’emporte”.

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Pour la troisième année consécutive, j’ai suivi la semaine des primeurs aux côtés de Michel Bettane, Guy Charneau, Hélène Durand et Alain Chameyrat, dégustateurs pour le Grand Guide des Vins de France et la revue TAST.

En parallèle du parcours réservé aux acheteurs et aux professionnels, les journalistes ont droit à un traitement de faveur, dans le seul but de faciliter leur travail. Cette année 117 journalistes étaient accrédités, répartis par petits groupes d’une vingtaine de personnes, logés, nourris, voiturés, choyés. 30 000 verres Riedel sont aussi arrivés de Londres et d’Autriche ; et pour encore plus nous faciliter la vie, des équipes souriantes sont à notre disposition pour le service des vins.

La semaine des primeurs, c’est comme le marathon, ça se prépare. Il vaut mieux éviter de se mettre minable la veille ; personnellement j’ai fait (main)basses-eaux deux à trois jours avant. Pour éviter un claquage malheureux, il faut y aller progressivement. C’est pour cela qu’il y a les “off”, des soirées d’échauffement avant-primeurs où on peut se rincer la gorge de vins subtils, parfois épuisés ou pour le moins usant (pour le portefeuille). D’autant que chaque soir, dans les châteaux où l’on loge, de beaux flacons sont bien souvent débouchés.

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Chaque année, la dégustation des crus classés de sauternes et barsacs ouvre le ban. C’est toujours préférable de goûter les vins liquoreux en premier, on se fait moins de bile par la suite. Cette année nous sommes au Château Guiraud. L’exercice n’est pas facile car il faut faire abstraction du sucre, des caméras (Jancis Robinson juste derrière et Michel à ma droite…) et des écarts entre les profils sauvignon ou sémillon. Mais on a le temps, il fait beau, on peut revenir sur un vin, demander à changer un échantillon en cas de doute, voire goûter différents échantillons. Ensuite nous passons au Château Climens goûter tous les lots. C’est un exercice très instructif : 19 lots cette année que l’on peut jauger en fonction du potentiel de sucre et du taux d’alcool. Il est indispensable à notre niveau de comprendre la mécanique d’un vin et de suivre son cheminement.

© Guy Charneau

Chaque jour nous avons droit à une dégustation différente, organisée par l’UGC (Union des Grands Crus).

Le mardi nous goûtons les graves et pessac-léognans, le mercredi les saint-émilions et pomerols, le jeudi les margaux, moulis, listrac et médoc, et le vendredi les haut-médocs, pauillacs, saint-juliens et saint-estèphes. Une bonne trentaine d’échantillons à chaque séance, sur lesquels on revient une ou deux fois, en fonction des bouteilles.

Le programme est réglé à la minute près : après la dégustation matinale, l’après-midi est consacré aux visites express dans différents châteaux, et pas les plus moches. Margaux, Latour, Lafite, Pontet-Canet, Léoville Las Cases, Haut Brion, les deux Pichon, Mouton Rothschild et ses petites voitures électriques… Nous croisons une baronne, un prince, un amateur de foot, deux chiens, des vaches, point de chevaux (on a pourtant bien cherché), des chinois en ray-ban, mais aussi Michel Rolland, Hubert de Boüard (Angélus), Corinne Mentzelopoulos (Château Margaux), Pierre Lurton…

Les dégustations se passent en silence (c’est hyper dur), on fronce un sourcil pour la concentration, faut pas non plus renverser un verre – une dizaine devant nous à chaque fois pour goûter par séries – et éviter de manger tout le pain avant le déjeuner. A chacun sa méthode : à l’ancienne (carnet ou feuilles et stylo), contemporaine (ordinateur plus ou moins branché, en fonction de la batterie) ou post-moderne (iPad). Ma mission cette année était de twitter, bloguiser, facebooker pour Bettane&Desseauve. Donc pour ma part ce fut carnet de notes (utilisé déjà pour les dégustations de la fin janvier sur les millésimes 2009, 2008 et 2007) et iPhone 3GS.

Plus sérieusement, déguster des vins si jeunes, même pas élevés encore, est un exercice très difficile et aléatoire. C’est pour cela que les conditions privilégiées dont nous bénéficions ne sont pas vaines. Michel Bettane soulignait sur Twitter la grande variabilité d’un échantillon à l’autre pour un même vin. “Goûté en dégustation collective ou à la propriété, on observe des différences. Cela n’autorise donc pas à porter des avis trop arrêtés sur chaque cru. Ces dégustations en primeur ne sont qu’une ébauche de jugement, une première approche. On les regoûtera au cours de leur élevage, puis une fois mis en bouteille.”

D’autre part, il ne s’agit pas comme pour des vins finis de juger de la même façon. “Les plus grands vins ne se jugent ni au poids ni aux tanins ni au bois ni à la saveur mais aux sensations tactiles” explique Michel Bettane. Il ne faut pas pas trop se concentrer sur les arômes mais plutôt sur la forme du vin en bouche, sa longueur, l’énergie qu’il dégage. “Goûter beaucoup de vins en primeurs nous donne la chance de découvrir des talents et aussi de repérer des changements de style.”

© Guy Charneau

Et c’est là que les choses sérieuses commencent. Connaître chaque propriété, leurs vins sur les trente derniers millésimes, le potentiel des terroirs sont des données que peu de dégustateurs maîtrisent. D’autant qu’il y a les exceptions. Par exemple les saint-émilions qui se la jouent cabernet… “Ausone, angélus, cheval-blanc. Trois vins avec un fort pourcentage de cabernet franc. Ce sont des exceptions sur cette rive. Et, malgré cela, ils n’ont rien de commun. C’est très surprenant. Ausone est à la fois racé et strict. Angélus est plus exotique dans sa maturité, classique dans sa texture. Cheval-blanc, voluptueux comme si les cabernets avaient pris des allures de merlot.” commente Michel Bettane. Michel qui est la mémoire vivante de ces vins, connaissant parfaitement leurs terroirs, leur histoire et les ayant goûté chacun des dizaines de fois à tous les stades de leur vie et sur tous les millésimes. Une exception en matière d’expertise…

C’est une semaine bien remplie, où l’on prend la température du vignoble ; on en profite aussi pour faire un point mode et travaux (l’avancée du chai de Cheval Blanc, de Mouton Rothschild, celui de Soutard flambant neuf, la Dominique bientôt sous les gravas etc.). Quant aux vins dégustés, il faudra les regoûter encore et encore avant de se prononcer de façon définitive.

Le métier de dégustateur n’est pas une science exacte.

Tous nos remerciements à Guy Charneau pour ses photos.

guy@guycharneau.com

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www.bettanedesseauve.com

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